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"C’est un film qui vous oblige à positionner votre regarder de spectateurice" : Patrick Muroni sur Ardente.x.s
dimanche 9 avril 2023, par
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À Lausanne, en Suisse, un groupe de jeunes femmes et de personnes queers d’une vingtaine d’années se lance, caméra au poing, dans la réalisation de films pornographiques. Entre leurs jobs pour certaine.x.s et leurs études pour d’autres, iels mettent tout en œuvre pour produire des films éthiques et dissidents. Très vite, les médias du pays, puis le public, s’intéressent au collectif. Aux yeux de tous, les voilà plongée.x.s dans un combat pour une autre vision du désir et de la sexualité.
Dites-en nous plus sur votre parcours de réalisateur.
Je ne pensais pas du tout me destiner au cinéma à la base. Ce n’était même pas une option pour moi. Mes parents ne connaissaient pas du tout ce milieu-là, mais mon père avaient une caméra DV. J’ai commencé à lui voler sa caméra et à filmer, sans savoir pourquoi. Je réalise maintenant que c’était dans l’idée de produire du sens, de mieux comprendre le monde autour de moi. J’ai par la suite eu la chance d’intégrer l’ECAL, une école de cinéma à Lausanne où j’ai pu me professionnaliser, et en sortant j’ai réalisé deux courts-métrages de fiction, et Fierce, mon premier long-métrage documentaire.
Pourquoi être passé au documentaire après la fiction ?
C’était presque un accident. Un soir une amie à moi, Nora, qui s’appelle maintenant Aron, me dit qu’elle aimerait réaliser et produire de la pornographie. Personne ne m’avait jamais dit ça, et j’ai voulu comprendre. Comprendre comment et pourquoi un groupe de jeunes femmes et de personnes queers allaient se lancer dans cette aventure. Je pense que c’est ce qui m’a donné envie de les filmer avant tout. C’était des personnes que je trouvais si fortes, qui allaient questionner leur époque comme peu de gens le faisaient, surtout ici en Suisse. Sans elles et eux, je ne crois pas que le documentaire se serait fait. Aujourd’hui je vais continuer à faire de la fiction, mais qui sait, peut-être retomberais-je sur une personne ou un groupe aussi fort et je referais un documentaire. J’aimerais beaucoup me relancer dans un projet de la sorte, mais je trouve ça très dur, très exigeant comme processus. La grande leçon que j’ai apprise avec ce film, c’est que le réel peut-être beaucoup plus puissant que notre imagination.
Quels ont été les défis de passer d’un genre à l’autre ?
J’ai du apprendre à faire toutes sortes de concessions. Entre l’écriture du dossier, le tournage, puis ce qu’on met sur la table de montage, il y a plusieurs mondes. Mais je crois que c’est une bonne chose que le film nous échappe. Il faut savoir se laisser porter par le désir initial et suivre ce que le réel met à disposition. Bien sûr, ça ne veut pas dire de renoncer à la mise en scène et être dans une simple captation, au contraire, c’est trouver du sens dans ce qu’on ne maitrise pas, et surtout de ne pas lâcher son histoire. Même si elle vient à changer, même si le film devient radicalement différent au tournage ou au montage. C’est un équilibre entre ce que l’on souhaite, ce qui advient, et les cadeaux du réels qui nous tombent parfois dessus.
Comment s’est deroulé le tournage ? Le groupe était-il assez ouvert à l’idée d’être filmé ?
Le fait que je connaisse Aron a beaucoup aidé, c’est sûr. Ce n’est qu’après m’avoir rencontré que les autres membres du collectif m’ont fait confiance. Je les ai d’abord suivies à raison d’une à plusieurs fois par mois pendant plus d’un an. J’allais avec iels, parfois sans caméra, dans leurs réunions, tournages, projections, débats, cafés entre ami.e.s, raves partys… J’ai appris à les connaître et à les comprendre dans leur vie et leurs démarches, et petit à petit, je sortais de plus en plus la caméra. Ce qui est génial, c’est que sont des gens si entiers qu’iels n’avaient aucune gêne lorsque je filmais, c’était toujours très spontané. C’est d’ailleurs ce qui fait que j’avais des personnages puissants à filmer. Iels avait touxtes des choses fortes à donner et à dire.
Vous êtes-vous retrouvés avec beaucoup de rushs ? Comment s’est déroulé le montage ? A quel point le collectif était-il impliqué dans la post-prod ?
J’ai fait trois sessions de tournages et quatre de montages, mais en soit nous n’avions pas tant de rushes. Une centaine d’heures tout au plus, ce qui reste une moyenne très raisonnable je crois. Nous avions cinq mois à notre disposition, et je dois beaucoup à ma monteuse, Ael Dallier Vega, qui a tout de suite senti le film et qui avec son expérience et son talent a réussi à faire émerger le film. C’était un premier long-métrage pour moi, et j’ai donc du apprendre à gérer un processus beaucoup plus long que pour le court-métrage. Plus tard, lorsque nous sommes arrivés sur la fin, nous avons demandé à toute l’équipe de Oil productions de venir voir le film, ce qui est très rare en documentaire. Les réalisateurs ne montrent presque jamais le film avant qu’il soit fini. Mais pour nous c’était évident, que ce soit par le sujet, par le lien que j’avais avec Oil, mais aussi pour ce qu’iels allaient en dire, j’étais vraiment heureux de partager le film à ce moment-là, même si j’étais très stressé aussi, il faut bien le dire. Au final, c’était une des plus belles projections du film que j’ai faite, avec beaucoup de rires, de blagues et quelques pleurs de joies et de nostalgie.
Quels ont été les moments forts de la tournée des festivals ? Avez-vous reçu des commentaires ou critiques qui vous ont marqué ?
J’ai été vraiment fasciné par le BFI Flare. Je n’étais jamais venu ici, et j’ai trouvé l’endroit magnifique. Que ce lieu puisse abriter tous ces films importants, qui racontent quelque chose de particulier et puissant sur notre époque, ça me touche beaucoup. De mon côté, j’ai eu de très belles réactions après les deux projections, des gens qui sont venu me dire que le combat de Oil était important, et que pour elleux ce film est important. Je crois que les gens voient des choses très différentes dans le film, et c’est toujours impressionnant de sentir ce qui les a fait vibrer ou non. En soit, c’est un film qui vous oblige à positionner votre regarder de spectateurice, et lorsque je discute un peu plus longuement avec le public, je me rends compte que chacun.e est touché de manières très différentes par les scènes d’intimités ou de sexe, ce qui donne des discussions assez riches !
Quels sont vos prochains projets ?
Je suis en pleine écriture pour un prochain long-métrage de fiction. Et j’aime cette phase de développement, mais comme beaucoup, j’aimerais bien que ça aille plus vite ! Je voudrais idéalement le tourner dans trois ou quatre ans si tout va bien, mais encore faut-il que je trouve les financements. Et sinon je suis en développement d’un projet en réalité virtuelle sur les rave-partys. C’est un médium qui m’intéresse depuis longtemps, et je tente pour la première fois d’en faire quelque chose. Ça me plait bien, ça change du cinéma et c’est assez excitant comme moyen de raconter de histoires. À côté, j’espère pouvoir tourner peut-être un court-métrage ou un moyen de manière plus légère. J’aime l’idée de faire des films dans des processus de productions classiques sans mettre de côté des « films pirates », qui se font rapidement. Deux façons de faire qui, je trouve, se nourrissent bien entre elles.