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Don Josephus Raphael Eblahan : ce que signifie écouter
Monday 2 June 2025, by
Faire entendre les histoires qui demandent à être racontées
En quatre films, Umbilical Cord to Heaven (2021), Hilum (2021), The Headhunter’s Daughter (2022) et Vox Humana (2024), Don Josephus Raphael Eblahan a su imposer un style reconnaissable par ses qualités formelles récurrentes : l’utilisation de la lumière naturelle, le recours au cadre carré ou encore la qualité brumeuse de ses images. L’alliance entre cette beauté formelle et l’évocation de thèmes à la fois intimes et politiques a séduit les festivals les plus prestigieux : à Clermont-Ferrand, Hilum y a remporté le prix étudiant ainsi qu’une mention spéciale en 2021, et Vox Humana le prix étudiant en 2025. Quant à The Headhunter’s Daughter, il a entre autres remporté le très convoité Grand prix du jury du Festival de Sundance en 2022. Avant cela, son premier court, Umbilical Cord to Heaven, avait remporté le prix du meilleur film expérimental de CineYouth au 55ᵉ Festival international du film de Chicago en 2019.
Cette reconnaissance de l’industrie et du public vient saluer une voix singulière, qui puise son inspiration dans les traumatismes aussi bien personnels qu’historiques. Son cinéma évoque le deuil, l’expérience coloniale, et raconte la ligne de crête sur laquelle évoluent les autochtones, dont les identités ont été, au fil des siècles, mises à mal par les colonisations successives, espagnole d’abord, puis américaine [1]. Ces films tirent leur force de leur rythme tranquille, de leur qualité méditative et du propos résolu, humblement déroulé par leur réalisateur qui désigne la nature, la spiritualité et le cinéma comme de puissantes forces salvatrices capables de rendre à ses héroïnes leur capacité d’autodétermination.
© Hannah Schierbeek
Son rapport à l’identité autochtone constitue, en partie, la matière de son cinéma : il en a pris conscience après avoir passé plusieurs années en Occident. Eblahan est né aux Philippines, à La Trinidad, a grandi principalement dans la région de Baguio, puis a quitté l’archipel quatre ans, le temps d’étudier le cinéma à Chicago. Pourtant, avant d’embrasser une carrière de cinéaste, c’est la musique qui l’a d’abord appelé : issu d’une famille de musiciens, il a appris à jouer de la guitare et à composer bien avant de s’intéresser au cinéma. Le tournant s’opère grâce au film Nine de Rob Marshall, lorsque, happé par sa bande-son, Don a investigué le film et son histoire, et découvert à cette occasion Huit et demi de Fellini (dont Nine est inspiré), puis le cinéma italien, français et ainsi de suite. Ce qui le mènera à quitter l’archipel pour étudier le cinéma à la DePaul University, à Chicago. Des années loin de l’archipel qui feront naître le désir de raconter, à travers le prisme de l’autofiction, son expérience d’Igorot tentant de trouver sa place dans un monde occidentalisé : « Vivre en Occident m’a permis de me regarder dans un miroir, ce qui m’a peut-être incité à m’interroger davantage sur ma propre identité, sur l’histoire de la terre et des îles où j’ai grandi, et les voix interpersonnelles et spirituelles qui demandent que leurs histoires soient racontées [2]. » Une prise de conscience qui donnera naissance à quatre courts métrages, tous réalisés aux Philippines, avec au casting des interprètes issus de la communauté des Igorots dont il raconte les histoires, auxquelles il redonne nuance et complexité.
Redonner aux identités autochtones leur complexité
C’est l’un des enjeux principaux d’un cinéma qui existe aussi en réaction à une forme de maltraitance médiatique des identités autochtones, et qui s’est donné pour mission assumée de renouveler cette représentation : « Les relations entre les identités autochtones et la télévision n’ont pas toujours été des plus amicales (y compris au sein de la télévision philippine) – qu’il s’agisse de représentations caricaturales ou de remarques indélicates sur notre culture. » [3] Face à ce précédent, Don écrit des personnages principaux – pour le moment tous féminins – à qui il redonne toute leur complexité, à l’image de Lynn, l’héroïne de The Headhunter’s Daughter, qui traverse les montagnes pour rejoindre la ville afin de présenter sa chanson lors d’un concours télévisé, dans l’espoir d’être entendue par son père. La mise en scène laisse deviner la stigmatisation dont les autochtones sont victimes, à travers les questions condescendantes que l’hôte du concours lui adresse. La réponse de Lynn, qui lui répond que sa motivation n’est pas l’argent, contredit ce stéréotype : « Le fait que Lynn soit interrogée sans détour à l’écran met en lumière la tendance de nos médias à sensationnaliser l’altérité, le tragique, le sentimentalisme et le malheur dans la vie des Philippins autochtones. Je voulais montrer un personnage qui offre une réponse et une perspective différentes face à cette tendance cyclique. Le choix de Lynn d’aborder son audition de cette manière montre une forme de résilience cachée qui, je crois, était nécessaire dans cette situation [4]. »
Le cinéma d’Eblahan ne se contente pas de renouveler la représentation des communautés indigènes du nord de l’archipel philippin, il l’inscrit dans un récit plus large, celui de la lutte contre l’effacement des identités culturelles et de la marginalisation des communautés autochtones. The Headhunter’s Daughter ne s’ouvre pas sur des images mais sur un chant, inspiré d’un chant traditionnel d’esclaves africains, inscrivant d’office le film dans un univers qui dépasse la condition des personnages autochtones philippins : « Je voulais que ce contexte historique soit introduit dès le début du film, avant même l’apparition des premières images. Le fait de poser ce contexte avant même que le film n’émerge sur l’écran pose le décor, qui incite le public à écouter avec plus d’attention, et peut-être à se situer dans un espace historique et sociologique avant même que l’histoire ne commence [5]. » Une manière de mettre sur la scène cinématographique mondiale ses racines, tout en les inscrivant dans un contexte plus large, celui de la domination et de la déshumanisation de groupes entiers de population. Son cinéma consiste non seulement à faire exister à l’écran ces mécaniques de domination, tout en exploitant les codes cinématographiques rattachés à différents genres afin de subvertir la représentation traditionnelle des autochtones, jugée soit stéréotypée, soit condescendante : « Les films sur les populations autochtones, réalisés par des autochtones, peuvent aussi bien être des thrillers, des westerns, que des films de science-fiction (…) Nous aussi nous avons des histoires complexes, que nous devons affronter, tout en vivant dans le monde moderne. Nous ne sommes pas seulement des “sauvages” ou des victimes de la colonisation. On existe, et nous aussi on peut avoir l’air cool en trench-coat [6]. »
Hilum et Vox Humana : l’écoute comme acte de réparation
Une proposition récurrente au sein de sa filmographie : l’écoute de l’autre est présentée comme une puissante voix d’émancipation et de guérison, qu’il soit question des deuils, de la quête de reconnaissance ou de l’effacement des cultures qui hantent ses héroïnes. Elle était déjà au cœur de son second film Hilum, dont le sens est contenu dans la polysémie de son titre : « Hilum est un mot philippin qui se traduit différemment dans deux dialectes. En cebuano, il signifie “rendre le silence”, tandis qu’en tagalog, il signifie “guérir une blessure ouverte ”. Le lien entre les deux significations est l’élément essentiel du film. [7] » C’est bien le silence et l’écoute attentive d’un chamane qui semblent guérir l’étrange maladie dont souffre l’héroïne du court métrage, qui recouvre sa capacité à verser des larmes après avoir narré l’accident qui coûta la vie à son père. Ce rituel mêlant écoute et narration prend place sur une plage, sous un soleil aveuglant, dans une atmosphère s’apparentant à la fois à une mystique séance d’EMDR (le chamane demande à l’héroïne d’accompagner le récit de l’accident par des mouvements oculaires de droite à gauche) et à un rêve éveillé.
Dans Vox Humana, Don Josephus Raphael Eblahan poursuit sa réflexion sur l’écoute, en faisant de l’attention portée à l’autre un acte de réparation. Le film, tourné avec une équipe réduite à quinze personnes en trois jours dans les montagnes de la Cordillère, reprend et développe cette même idée, en l’incarnant cette fois sous les traits d’une ingénieure du son chargée de décrypter le langage d’un homme découvert dans la nature, et que l’on soupçonne d’être responsable d’un tremblement de terre. Le film reprend les codes des films policiers et de science-fiction, tout en faisant là aussi de l’écoute de l’autre et de la nature de possibles chemins de résolution des traumas. Il y met cette fois en scène le mécanisme d’exclusion dont sont victimes les communautés perçues comme “incompréhensibles”, voire “non humaines” : « Nous voulions faire un film sur le langage de l’écoute : l’écoute de la terre, des individus, et même des créatures “non humaines”. À travers la question du son, je voulais interroger ce concept de “non-humain”, notamment en quoi cette notion peut être utilisée comme une arme contre les populations marginalisées dont les terres et les droits sont souvent confisqués [8] . » À travers le motif de la prise de son, et la méfiance de certains des personnages (en trench-coat) envers le mystérieux homme au langage inconnu, Eblahan interroge la manière dont certaines voix sont étouffées, voire jamais entendues.
Le réalisateur travaille actuellement à son prochain film, Hum, son premier long métrage actuellement en développement. Ce projet sera librement inspiré du mythe de la tribu indigène Ifugaos intitulé le mythe d’Ovug (ou « mythe de l’enfant divisé ») et mettra cette fois en scène une cavalière de rodéo partie à la recherche de son jumeau disparu dans la forêt après un séisme. Il s’annonce comme un prolongement de ses courts : une fiction poétique, où l’intime et le politique se rejoignent dans une méditation sur la mémoire collective, le traumatisme et la survivance des identités philippines autochtones, qui devrait permettre à Don Josephus Raphael Eblahan de continuer à mêler les histoires de ces héroïnes au récit collectif philippin comme au cinéma mondial.
[1] L’archipel philippin a résisté pendant plus de trois siècles à l’occupation espagnole, et a par la suite cédé à l’influence de l’occupation américaine. Les Espagnols ont cédé les Philippines pour 20 millions de dollars aux Américains en 1898.
[2] “Being in the West has held up a mirror towards myself, perhaps instigating a reason to be more inquisitive about my own identity, the history of the land/or islands I grew up in, and the interpersonal and spiritual voices that call for their stories to be told.” Propos recueillis par Jason Tan Liwag pour Rappler. Interview disponible ici : https://www.rappler.com/entertainment/movies/interview-don-eblahan-director-the-headhunters-daughter/
[3] « The intersection between Indigenous identities and TV hasn’t always been the friendliest (even Philippine TV) — from caricatured portrayals to insensitive remarks about our culture. » Propos recueillis par Jason Tan Liwag pour Rappler. Interview disponible ici : https://www.rappler.com/entertainment/movies/interview-don-eblahan-director-the-headhunters-daughter/. »
[4] “The fact that Lynn is questioned so directly on screen draws attention to our media’s tendency to sensationalize otherness, tragedy, sentimentality, and misery in the lives of Indigenous Filipinos. I wanted to give my protagonist a different response and perspective to this cyclical trend. Lynn’s choice to approach her audition in that way reveals a hidden resilience that, I believe, was necessary in that situation.” Propos recueillis par Élise Loiseau. https://clermont-filmfest.org/the-headhunters-daughter/
[5] “ I wanted this historical context to be introduced from the very beginning, even before any visuals are seen. To linger around this context before the film emerges from the black screen sets a precedent that urges participation with the audience to listen closer and perhaps situate themselves in a historical and sociological headspace before we introduce any direct narrative “ https://www.rappler.com/entertainment/movies/interview-don-eblahan-director-the-headhunters-daughter/
[6] “Indigenous films made by indigenous people can look like a crime thriller, Western, sci-fi film,” he continues. “We have complex stories as well that we’re dealing with in the modern world. We’re not just savages or victims of colonization—we’re here, and we can look cool in a trench coat as well.” Propos recueillis par Christian Cabrera pour Techbuzznews. Interview disponible ici : https://www.techbuzznews.com/sundance-film-festival-2025-vox-humana/
[7] “Hilum is a Filipino word that translates differently in two dialects. In Cebuano it means “to render silence”, in Tagalog it means to “heal an open wound”. The connection of both meanings is the important binding force of the film.” Don Rafael Josephus Eblahan, https://www.kickstarter.com/projects/don-eblahan/hilum-a-short-film?lang=zh
[8] “We wanted to make a film about the language of listening: to the earth, to the people, and even non-human creatures. Through sound, I wanted to interrogate the concept of “non-human” particularly in the lens of how such meaning can be weaponized against marginalized people whose lands and rights are usually taken away.” https://www.rappler.com/entertainment/movies/vox-humana-don-eblahan-interview-toronto-international-film-fest-2024/